Raoul Nordling a-t-il « sauvé » Paris à la Libération ? Que représente Raoul Nordling pour les générations d'après guerre ? Seuls les témoins de la libération de Paris se souviennent du consul de Suède et de son rôle pendant cette semaine historique. Il a laissé son nom sur une plaque rue d'Anjou, où se trouvait le bureau du consulat, à un square du 11e arrondissement à Paris, à une rue à Neuilly et plusieurs rues des environs de Paris. Et Orson Welles jouait son rôle dans "Paris brûle-t-il" ?
Mais qui était Raoul Nordling et quel a été son rôle exact en août 1944 ?
Raoul Nordling nait à Paris en 1882. C'est son père, Carl Gustav Nordling qui est arrivé en France à la fin des années 1870 et qui a créé la Société des pâtes à papier Gustav Nordling. Raoul fait ses études au lycée Janson de Sailly, entre dans la société de son père, lui succède, est nommé vice-consul de Suède en 1905, à 24 ans, consul en 1917 et consul général en 1926, à la mort de son père. Il était certes suédois, mais se sentait surtout « citoyen de Paris ». Il parlait beaucoup plus français que suédois, langue qu'il a dû « apprendre » en allant faire son service militaire en Suède. Son action de rapprochement et de médiateur entre Suédois et Français, puis entre Allemands et Français, est à replacer dans une continuité qui s'étend sur pratiquement toute sa vie.
Après avoir vécu intensément la semaine de la libération de Paris du 19 au 26 août 1944, il décide de fixer les événements pour l'histoire. N'écrivant pas, il s'adresse en 1945 à un de ses proches, le journaliste Victor Vinde, arrivé en France au début des années 20. Il lui dicte ses mémoires. Le manuscrit est ensuite traduit en suédois, probablement par Rita Vinde, épouse de Victor. Avant de le publier, Raoul Nordling contacte le ministère suédois des affaires étrangères. Apparemment, les événements étaient trop proches, le consul n'avait pas agi sur instructions du ministère et ce dernier a donc préféré attendre. Tant et plus que le manuscrit a été « oublié ». Et Raoul Nordling est mort en 1962.
Ce n'est qu'en 1995, qu'il est retrouvé dans le coffre de la Société des pâtes à papier Nordling, après un énième déménagement, par Edouard Fiévet, neveu de Raoul Nordling et son ancien assistant. Edouard Fiévet le montre à Pierre Vinde, fils de Victor, qui « reconnaît » la machine à écrire de son père. Connaissant l'historien Fabrice Virgili, chercheur à l'Institut d'Histoire du Temps présent (IHTP-CNRS), et son origine suédoise, Pierre Vinde lui confie le manuscrit. Spécialiste de cette période, Fabrice Virgili écrit une préface ainsi qu'un précieux appareil de notes.
L'action de Nordling est à replacer dans la durée. Car il a commencé son action de rapprochement entre les peuples, dès la première guerre mondiale. Ainsi, pendant ce conflit, la maîtrise de la flotte allemande dans la Baltique obligeait les Français à passer par la Suède pour correspondre avec Saint Petersbourg, à l'époque capitale de la Russie. Raoul Nordling a été un des promoteurs de cette ligne Paris-Saint Petersbourg via Stockholm. Pour le rapprochement plus spécifique entre Français et Suédois, il écrit : «Ma tâche consistait à essayer de créer sympathie et compréhension entre la France et la Suède et de préserver de bons rapports entre ces deux nations jusqu'au jour de la paix à venir». Toute son énergie était tendue vers la réalisation de cet objectif.
A l'approche de la deuxième guerre mondiale, il essaie d'expliquer la neutralité suédoise et en particulier l'attitude du gouvernement, au moment de la guerre russo-finlandaise. Il essaie aussi de dissuader l'expédition franco-britannique en Norvège au printemps 1940 de mettre la main sur les mines de fer en Laponie suédoise. A chaque fois, il arrive trop tard et, de toutes façons, ces événements le dépassaient, comme ils dépassaient les Français et les Britanniques, bien qu'il ait été en contact avec les chefs de gouvernements français et suédois et avec le roi de Suède.
En juin 1940, la France est occupée et coupée en deux par la ligne de démarcation. Le gouvernement du maréchal Pétain s'installe à Vichy et les diplomates étrangers doivent le suivre. Par contre, les autorités allemandes acceptent que les consuls résident à Paris. Raoul Nordling séjournera donc à Paris pendant toute la guerre, à part quelques visites à Vichy et à Stockholm. Etant le seul représentant suédois à Paris, il a les coudées franches. Le passage de la ligne de démarcation par les courriers étant compliquée, Nordling passera le plus souvent, pour correspondre avec Stockholm, par Berlin où il connaissait bien le ministre de Suède Arvid Richert.
En mars 1944, Nordling rencontre l'ambassadeur allemand Otto Abetz. Les nouvelles du front russe n'étaient pas bonnes, les troupes allemandes reculaient. Nordling écrit : « Abetz convient que cela allait mal. Le moral des troupes baissait ; on ne savait pas comment cela finirait. En Allemagne même, le conflit entre les différentes classes et les différents partis faisait rage, plus que jamais : « Himmler (1) a sa police et Ribbentrop (2) la sienne ; on n'est plus en sécurité nulle part. » Et Nordling poursuit : »Cette dernière phrase était une confidence, mais c'était nettement la peur qui la dictait. Et j'eus brusquement l'impression que les Allemands, ou du moins certains Allemands dont Abetz, lorsqu'ils se trouvaient dans cet état psychologique, seraient plus sensibles à une pression étrangère. Un jour viendra, pensais-je, où leur découragement pourra être utilisé afin de libérer tous les pauvres Français qui languissent en ce moment dans les prisons de la gestapo en France ».
Depuis longtemps déjà, Nordling était obsédé par le problème des prisonniers. En juillet 1944, donc après le débarquement allié en Normandie, il rencontre un haut fonctionnaire à l'ambassade d'Allemagne et lui conseille « d'essayer de faire adopter par les autorités d'occupation une attitude plus humaine à l'égard de la population. Je lui dis ceci : « Faites-le dans votre intérêt personnel, car bientôt, ce sera votre tour de réclamer à grands cris un traitement humain ! » Nordling devait plusieurs fois reprendre cet argument au cours de la semaine de la libération de Paris.
Le nombre des prisonniers politiques à Paris début août 1944 est difficile à établir. Le 15 août, un convoi de 2 400 déportés quitte Pantin pour l'Allemagne ; le 18, un autre train de 1 600 détenus quitte Compiègne. Par contre, 963 prisonniers avaient été libérés sur ordre de Laval (3) et du préfet de police Bussières. Enfin, l'accord obtenu par Raoul Nordling sauve de la déportation 3 245 personnes, essentiellement à Fresnes et à Romainville.
Ceci pour résumer de longues tractations entre Raoul Nordling et Dietrich von Choltitz. Ce dernier a été nommé directement par Hitler commandant du Gross Paris. Il arrive à Paris le 9 août. Au cours de leurs cinq rencontres et de leurs nombreux entretiens téléphoniques, il s'est indéniablement passé quelque chose entre les deux hommes. Ils se sont compris, estimé, mesuré. Nordling a senti le doute, les hésitations du commandant allemand qui avait reçu l'ordre de Hitler, de faire sauter 62 ponts à Paris et en banlieue, de faire le maximum de destructions et de ne pas se rendre. Von Choltitz a compris l'obstination de Nordling, consul de Suède, représentant d'un pays neutre, mais surtout « citoyen de Paris ».
En fait, von Choltitz n'était pas insensible à la vie des soldats et des civils - des deux côtés - et n'était pas non plus insensible à la beauté de Paris. Il le dit d'ailleurs expressément à Nordling.
Le samedi 19 août, la préfecture de police est occupée par les gaullistes. Laval et la plupart de ses ministres sont emmenés de force en direction de l'est par les Allemands. Nordling entre en contact avec la préfecture de police et émet l'idée d'une suspension d'armes, une trêve entre résistants et soldats allemands. Instaurée au soir du 19 août, elle n'a jamais été respectée à 100%. En fait, elle a permis aux résistants de se procurer des armes et à certains Allemands à quitter la ville. Elle aura duré entre 48 heures et 72 heures.
A partir du dimanche 20 août, Nordling et ses assistants ne quittent pas le consulat, rue d'Anjou. Ils dorment sur place jusqu'à l'arrivée des chars de Leclerc. Le téléphone sonnait sans arrêt. On signalait des non respects de la trêve des deux côtés et Nordling téléphonait à von Choltitz, à la préfecture ou à ses contacts dans la Résistance, à la recherche d'hommes de bonne volonté, bien conscient des rivalités et de la course de vitesse qui se jouait entre résistants gaullistes et communistes.
Pour limiter les pertes humaines, l'idée naît d'aller à la rencontre des alliés et de leur demander de hâter leur marche sur Paris. Victime d'une crise cardiaque le mardi 22 août, Raoul envoie son frère Rolf avec la délégation qui se rend au quartier général du général Bradley à l'ouest de Paris. Après de longues discussions, le général Bradley donne le 22 août le feu vert à Leclerc pour rouler vers Paris. Le mercredi 23 dans la soirée, les premiers éléments du capitaine Dronne atteignent Paris et les chars de Leclerc le jeudi 24. Ce jour-là, von Choltitz se rend à Leclerc et au colonel Rol Tanguy (4) à la préfecture de police. Le général de Gaulle arrive le vendredi 25 août à la gare Montparnasse où le général Leclerc a installé son poste de commandement. A 19 heures, il fait sa première apparition publique à l'Hôtel de ville. Le lendemain, samedi 26 août, c'est la célèbre descente des Champs Elysées. Paris est libre.
Et Raoul Nordling et ses assistants peuvent enfin rentrer chez eux.
En résumé, Raoul Nordling a fait libérer 3 245 prisonniers, épargné des vies humaines des deux côtés, grâce à la trêve, fait en sorte que von Choltitz et la plupart des officiers allemands soient correctement traités et qu'aucun pont, aucun monument ne soit détruit. En fait, on ne sait pas bien combien de ponts avaient été dynamités (ou si aucun l'avait été).
Comment a-t-il réussi ? D'abord, par sa carte de visite de consul d'un pays neutre. Puis par son formidable carnet d'adresses. Il connaissait la plupart des dirigeants allemands, français, à Paris, à Vichy, et un certain nombre du côté de la Résistance, surtout des gaullistes. Enfin par son infatigable énergie tendue vers un seul but : la libération de Paris avec le minimum d'effusion de sang et de destructions. Cette énergie a d'ailleurs failli lui être fatale, puisqu'il a été frappé par cette crise cardiaque. Mais il s'en est sorti.
Et Paris lui voue une éternelle reconnaissance.
Et tout cela sans véritables instructions de Stockholm. C'est en grande partie de sa propre initiative qu'il a agi. D'ailleurs qui aurait pu s'y opposer ? Le fait qu'il ait agi seul peut probablement expliquer l'opposition du ministère à la publication de ses mémoires en 1945.
Cinquante après, le temps a fait son œuvre. C'est aujourd'hui de l'histoire et il faut féliciter Edouard Fiévet d'avoir retrouvé le manuscrit et d'avoir fait en sorte qu'il soit publié. On ne saurait trop recommander la lecture de ces mémoires passionnants.
Guy de Faramond
*Raoul Nordling Sauver Paris Mémoires du consul de Suède (1905-1944) Editions établie par Fabrice Virgili. Editions Complexe 2002 IHTP CNRS 16,90 €.
(1) Heinrich Himmler (1900-1945), Reichsführer de la SS, puis de la gestapo.
(2) Joakim von Ribbentrop (1893-1946), ministre des affaires étrangères de Hitler.
(3) Pierre Laval (1883-1945) Premier ministre de Pétain à Vichy, un des principaux artisans de la collaboration avec l'Allemagne, condamné à mort et fusillé en 1945.
(4) Henri Tanguy, dit Rol (1906-2002), membre du parti communiste, ancien des Brigades internationales en Espagne, dirige l'insurrection parisienne de son PC de Denfert-Rochereau. Il signe l'acte de capitulation de von Choltitz avec le général Leclerc.